La croissance théorique

I - La croissance par faces planes d'un cristal parfait

1 ) Le modèle du demi-cristal (Kossel)

2 ) Germes critiques bidimensionnels

II - La théorie de Frank et les cristaux réels

III - Les chaînes de liaison périodiques et les faces des cristaux (Hartman et Perdok)

La formation et la croissance de cristaux au sein de vapeurs, de solutions, de bains fondus ou de matrices solides constituent un ensemble de phénomènes dont l'existence passe pour banale mais dont la connaissance approfondie est loin d'être assurée.

En effet, en dehors du cas simple où le cristal est en présence de sa vapeur, grande est la diversité des conditions expérimentales liées à la composition chimique, aux domaines de stabilité, au milieu ambiant, à l'état des interfaces, pour les cristaux réels. De sorte que, dans la pratique, l'élaboration des méthodes modernes est principalement due à un empirisme raisonné.

Le but de la recherche fondamentale est de comprendre les mécanismes de la croissance monocristalline à l'échelle des dimensions atomiques et en fonction des propriétés macroscopiques du cristal et du milieu. L'objet de ce chapitre est de schématiser la croissance d'un monocristal parfait à partir d'unités de croissance, puis celle d'un cristal réel.

I - La croissance par faces planes d'un cristal parfait

1 ) Le modèle du demi-cristal (Kossel)

On considère que la croissance d'une face cristalline d'équilibre se fait couche par couche, faute de quoi cette face ne serait pas plane.

Pour rendre compte de cette idée, le modèle de Kossel est celui du demi-cristal de symétrie cubique, limité parallèlement à une face de cube par une couche incomplète, bordée par une rangée incomplète.

Le schéma le plus simple comporte un seul atome par maille élémentaire ; les liaisons sont du type homopolaire. Ce schéma a été étendu par le calcul à des cristaux ioniques.

aaÖ2aÖ3
I144
II264
III364

Les particules provenant de la vapeur saturée peuvent se condenser en l'un ou l'autre de divers sites de la couche incomplète : I, II, III sont des sites typiques ; en chacun d'eux, on dénombre les plus proches voisins aux distances a, aÖ2, aÖ3, ce qui fournit une sorte de repérage de l'énergie de fixation correspondante.

Le site de fixation le plus probable est III jusqu'à ce que la rangée soit complète, par répétition du "pas équivalent".

Ensuite, un site II amorce une nouvelle rangée le long de la précédente jusqu'à ce que la croissance tangentielle complète la couche initiale.

Lorsque la couche (001) (voir Indices de Miller pour cette notation) est achevée, il faut qu'un germe bidimensionnel prenne naissance en I pour qu'une nouvelle couche incomplète puisse se développer tangentiellement. Or la fixation d'une particule en I est peu probable. Il pourra donc se faire que la croissance d'une face d'équilibre F (flat face) soit intermittente.

Il n'en est pas de même pour d'autres faces : S (stepped faces) en gradins (à gauche) ou K (kinked faces) en recoins (à droite).

   

Les faces S ont un profil en escalier. Elles sont constituées d'éléments de faces planes. Elles croissent par germes unidimensionnels qui se déposent indépendamment l'un de l'autre.

Dans le cas des faces K, tous les sites superficiels sont des sites de croissance. Ces faces se développent par incorporation directe de désordonnée des unités de croissance. La germination n'est pas nécessaire à leur avancement.

Quant à la vitesse de croissance suivant la normale, elle est la plus grande pour les faces K, la plus petite pour les faces F. Ce sont donc ces dernières qui persistent dans la croissance au détriment des faces rapides.

2 ) Germes critiques bidimensionnels

Le germe, s'il se forme en I par diffusion superficielle des particules absorbées, ne peut croître que si ses dimensions sont supérieures à des dimensions critiques.

Soit un germe d'épaisseur monoatomique et de rayon moyen r

Si r est inférieur à rc le germe qui a pu se former ne peut que décroître, corrélativement à la diminution d'enthalpie libre ; il disparaît par évaporation.

Si r est supérieur à rc l'accroissement du rayon et la diminution d'enthalpie libre vont de pair ; le germe peut croître et donner naissance à une nouvelle couche :

avec a la distance entre deux atomes proches voisins
f l'énergie de liaison entre deux proches voisins
k la constante de Boltzmann (1,380.10-23 J/K)
P la pression de vapeur sursaturante, P0 la pression de vapeur à l'équilibre, P/P0 définissant la sursaturation

On peut évaluer l'ordre de grandeur de rc :
soit pour f une énergie de sublimation minimale d'environ 21.103 J/mol, on a donc 10-20 < f < 10-19 J. Soit T pris entre 500 et 600 K. Un ordre de grandeur usuel pour la sursaturation est de 1% d'où une valeur de loge(P/P0) de 0,01 ; rc représente donc quelques centaines d'atomes.

La probabilité de formation d'un tel gemme est petite. Pour augmenter ses chances de croissance, il faudrait diminuer ses dimensions critiques, mais on constate que pour obtenir une valeur de rc quarante fois plus petite que la précédente la sursaturation devrait atteindre 50% (avec loge1,5 » 0,4) ce qui va très au-delà des sursaturations courantes. De ce point de vue, le modèle de Kossel n'est pas satisfaisant.

II - La théorie de Frank et les cristaux réels

L'imperfection des cristaux réels est reconnue dans l'étude des propriétés mécaniques des solides ; par exemple, leur résistance à la rupture peut être cent fois moindre que celle d'un cristal parfait.

Dans la théorie de Frank les cristaux réels présentent des dislocations qui maintiennent en surface des éléments de gradins, c'est-à-dire l'analogue de "pas équivalents". Il en résulte que la croissance peut avoir lieu aux sursaturations minimes usuelles.

Les dislocations peuvent résulter d'une opération de cisaillement : coupure partielle du cristal suivie d'une translation de l'ordre de grandeur des dimensions de la maille élémentaire pour un demi-bloc.

Les cellules successives jalonnent les marches d'un escalier hélicoïdal (gauche ou droit) le long duquel la croissance se produit. Après dépôt d'une couche complète, la surface présente la même dislocation qu'au départ.

De très nombreux exemples de croissance en spirales à contours polygonaux ont été observés et justifiés.

D'autres mécanismes de croissance, qui ne font pas intervenir de défauts physiques de texture ou de dislocation, sont possibles. Par exemple, l'action du réseau plan d'une face d'un cristal-support A peut jouer le rôle de germe pour la croissance d'un cristal B, si certaines conditions réticulaires sont remplies.

III - Les chaînes de liaison périodiques et les faces des cristaux (Hartman et Perdok)

Ces chaînes sont faites de liaisons fortes entre particules cristallisantes (atomes, ions, molécules, groupes de molécules). Elles traversent la structure sans interruption.

Les faces F d'un cristal sont parallèles à deux ou plusieurs chaînes de liaison qui doivent se trouver dans une couche d'épaisseur dhkl (distance inter-réticulaire, voir Indices de Miller pour cette valeur et certaines notations qui vont suivre).

Une face F croît couche par couche, ce qui nécessite une germination bidimensionnelle si le cristal est parfait.

Les faces S ne contiennent qu'une chaîne dans une couche d'épaisseur dhkl ; leur croissance se fait donc chaîne par chaîne, par germination à une dimension.

Les faces K ne contiennent aucune chaîne dans une couche d'épaisseur dhkl ; leur croissance se fait donc particule par particule et ne nécessite pas de germination.

On peut en donner deux exemples : le chlorure de sodium et le chlorure de césium. D'une part, le chlorure de sodium, NaCl, présente la structure d'un cube à faces centrées Na+ et d'un réseau identique Cl- dont l'origine est au centre du cube Na+ (voir une image de cette maille).

Chaque ion Na+ (ou Cl-) a six proches voisins Cl- (ou Na+) à la distance a/2. Trois chaînes de liaison sont dirigées respectivement suivant les trois axes quaternaires. Les faces de la forme {100} sont parallèles à deux chaînes de liaison ; ce sont des faces F. {100} est, de fait, la forme de croissance en milieu pur, en phase vapeur ou en solution, à faible sursaturation. Par contre, toute autre face ne contient qu'une chaîne ou n'en contient pas.

Dans le cas du chlorure de césium CsCl, on se trouve en présence d'une structure faite d'un cube Cs+ et d'un cube Cl- dont l'origine est au centre du premier. Les liaisons fortes qui s'établissent entre ces deux ions sont dirigées suivant les axes ternaires. Les faces de la forme {110} sont parallèles à deux chaînes. Ce sont ces faces qui se forment en milieu pur à faible sursaturation. Les considérations cristallochimiques précédentes permettent de déterminer l'unité de croissance et le "pas équivalent" dans des structures plus complexes que celles des halogénures alcalins et des métaux. De plus, elles fournissent une base d'étude pour comprendre les changements de faciès provoqués par l'adsorption d'impuretés ; par exemple, la croissance couche par couche d'une face K peut être due à l'apport d'une structure d'adsorption contenant deux chaînes de liaison.

Ces mêmes considérations peuvent aussi être prolongées par des calculs énergétiques comme celui de l'énergie de dépolarisation nécessaire à la diffusion d'une particule cristalline sur une face.